Prologue
L'atmosphère était plutôt douce pour une fin
d'automne. Il avait plu pendant une semaine, mais le mauvais temps avait
finalement laissé place au soleil depuis l'aube. Dorénavant couché, le climat
était doux, et la légère humidité ambiante acheminait de la forêt voisine des
parfums de mousse, d'herbe et de résine dans le village. Un événement se
préparait : en effet, à cette heure tardive, le ciel était devenu noir depuis
peu, et il n'était pas d'usage que tant d'enfants déambulent dans les rues se
courant les uns après les autres, faisant exploser quelques pétards sous les
réprimandes de leurs parents. Encore que de rues il était de meilleur aloi de
parler de pontons. Le village n'était pas bien grand, la majeure partie des
habitations étaient hissées sur pilotis, à côté de la plage de Comodo.
Etrangement, cette plage
semblait, ce soir particulier, l'épicentre des directions dans lesquelles les
promeneurs et enfants turbulents se déplaçaient. Sur cette plage, en plus des
lampions et lanternes qui embrasaient quotidiennement les nuits d'un mauve
foncé, une grande lumière orangée éclairait le sable clair. Autour d'un grand
feu des dizaines de personnes de tous âges étaient réunies, dont les regards
convergeaient en un seul point : le conteur. Un vieil homme aux cheveux
hirsutes et décolorés, habillé comme un moine, tenait un vieux livre à la main,
semblable à un grimoire. Son expression était à la fois amusée et fatiguée. Il
faut dire qu'il n'avait pas pour habitude d'utiliser le service Kafra, préférant
la marche à pied, plus longue, dangereuse, mais ô combien plus palpitante. Le
vieil homme attendit que les derniers murmures s'évanouissent dans la nuit
noire, puis commença, d'une voix rauque et enchanteresse.
"Mes amis, la nuit est
maintenant à nous. Gardez vos oreilles grandes ouvertes jusqu'à la fin, car ce
que vous allez entendre ici est l'histoire la plus extraordinaire qu'il soit.
J'ai voyagé des dizaines d'années, vu des mondes qui dépassent l'entendement,
affronté des monstres titanesques ! Mais aucune de ces histoires n'égale, en
aventures, en drames, en rires et en intrigues, celle que je vais vous conter
cette nuit. Certains d'entre vous seront peu aptes à l'entendre, n'y verrons
qu'affabulations et enjolivements d'une épopée née de la fantasque imagination
de quelque écrivain en manque de reconnaissance."
Il s'arrêta un moment, regardant
à travers les yeux de tous ses auditeurs. Puis il amena son grimoire à hauteur
de taille, en posant une main dessus.
"Je ne vous demanderais pas
de me croire, cela serait vain."
Il eut un sourire malicieux en
continuant son introduction.
"Je vous mets seulement en
garde. Nos têtes refusent souvent l'inconcevable. Pourtant l'inconcevable fait
partie intégrante de chaque seconde de nos existences. Et ce soir, de
l'inconcevable, vous allez en entendre beaucoup. Je vous en prie, commençons
!"
Il ouvrit alors son livre, et
certains à qui la lumière était profitable, purent apercevoir le dessin qui
ornait la couverture : une sphère noire sur laquelle semblait gravé un papillon
mordoré.
Le conteur ouvrit la bouche, et
entama les premiers mots de la première ligne des chroniques de Gamelia.
***
"Raaah ! Par la bite de Satan !
Maître Oswald resta silencieux
quelques secondes, surpris de la réaction de son disciple, puis éclata d'un
grand rire. Son apprenti, Goopil, semblait amusé aussi du juron inapproprié de
son mentor. C'était une des fâcheuses manies de maître Oswald, ces jurons. Il
travaillait sous la gouverne de la famille de Goopil. Celle-ci était, il faut l'avouer,
issue d'une classe sociale assez aisée. Importante même. En relation directe
avec la famille royale de Lightalzen. Une famille d'alchimistes, à vrai dire.
Il était donc assez déplacé que le maître alchimiste ne puisse retenir ces
phrasés impropres à leur condition. Mais maitre Oswald n'en avait cure. Son
talent était au-dessus des conditions depuis 120 ans. La situation avait
quelque chose de surréaliste en effet. Il faut dire que maître Oswald était
mort depuis une vingtaine d'années, et avait l'apparence d'un soldier skeleton
emmitouflé d'une cape. Goopil, en passe de devenir Creator, savait le pourquoi
d'une telle situation. Une expérience, que seuls les plus grands alchimistes
étaient capables de réaliser. Ils appelaient cela "la prolongation de l'âme".
Mais le terme n'était pas tellement approprié. Il s'agissait d'une sorte de
pacte effectué avec l'enfer, permettant à l'être l'ayant réalisé de prolonger
son existence sous une autre forme, fantomatique ou squelettique. Mais le pacte
avait un prix : celui de la santé mentale. Au cours des années, la noirceur
gagnait petit à petit l'âme du pactisant, le transformant peu à peu en être
démoniaque. C'était aussi une expérience risquée. Tout le monde avait
connaissance des résultats d'une expérience (massive) ratée dans les
laboratoires de Lightalzen.
Voilà pourquoi Goopil avait
simplement souri à l'injure de maître Oswald. Quelques années auparavant
seulement, il aurait ri aux éclats, mais dorénavant, il ne savait pas
exactement si ce juron était le fruit de son outrecuidance naturelle ou le
fruit de sa transformation.
"Ah là là, dit Oswald. A
chaque fois que j'ai l'impression d'approcher du but tout semble échouer à
nouveau. On dirait que la vie se joue de moi."
Oswald dit cette dernière phrase
à Goopil en souriant, posant deux fioles de couleur sombre sur son établi.
C'était une des particularités du nouveau corps du maître. Bien que
squelettique, son faciès était aussi expressif que celui d'un être humain. Les
arcades bougeaient comme des sourcils, la mâchoire se mouvait comme une bouche.
Goopil restait silencieux en le
regardant. Oswald aussi. Ils se connaissaient parfaitement, ayant passé des
centaines d'heures à travailler ensemble, et la formation de Goopil était
quasiment terminée dorénavant. Ils n'avaient parfois pas besoin de se parler
pour se comprendre. C'est donc d'un regard silencieux qu'Oswald demanda à son
apprenti ce qui n'allait pas.
"Je suppose… répondit celui
ci à haute voix, que je dois être satisfait que ma formation se termine dans
peu de temps."
Oswald sourit tristement.
"Je commence à te faire
peur, c'est ça ?
- Pas encore, mais je pense que
ce jour se rapproche en effet".
Oswald soupira. En effet, la
transformation d'Oswald commençait à avoir quelque chose de malsain. Le maître
se reprit, s'approcha de la table de travail de Goopil, et s'assit sur une
chaise. La conversation qui allait suivre resterait à jamais gravée dans la
mémoire du futur creator.
"Je comprends, reprit il,
je commence à le sentir aussi tu sais. J'aurais aimé avoir déjà terminé."
Goopil savait plus ou moins à
quoi il faisait allusion. Son maître avait passé la fin de sa vie (et son
après-vie) à faire des recherches dans un seul but. Mais ce but était inconnu
de tous, et semblait pire qu'une obsession. C'est cette obsession qui l'avait
poussé à faire la "prolongation de l'âme".
"Je n'ai plus rien à
t'apprendre tu le sais tout autant que moi. Tu as dorénavant tes propres
obsessions n'est-ce pas ?"
Goopil se retint de détourner le
regard, son maître avait vu juste, et il n'en était pas surpris outre mesure.
"Je tiens néanmoins,
pendant que je suis encore pleinement maître de mes actes, à te partager une
information capitale. Une information que tu devras garder en vue toute ta vie.
Je te connais assez bien pour savoir que si tu es devenu creator…
- Pas encore.
- C'est tout comme, tu aurais pu
passer l'examen il y a déjà deux ans de cela. Bref, ne m'interromps pas. Je
disais que si tu es devenu creator, ce n'est pas par filiation. C'est par
passion. Tu veux tout savoir, comprendre comment les choses sont faites.
Connaître les mécanismes sous-jacents de la nature, de la vie. Et cela te
travaille jusque tard dans la nuit. Me trompe-je ?
- Pas du tout.
- Voilà pourquoi il faut que je
te partage ce secret. Ma situation de "prolongation de l'âme" me
permet de voir parfois au-delà des choses, au-delà du temps. J'ai accès à des
niveaux de conscience trop subtils pour les être vivants. Je suis mort tu vois.
Ma réalité est différente de la tienne.
- Je conçois.
- Et dans ma réalité je sais une
chose, et je le sais comme je respire.
- Tu ne respire pas vraiment en
fait.
- Je sais.
- C'était une blague ?
- C'était une blague.
- Bien.
- Restons sérieux veux tu.
- Mais... Je l'étais.
- UN PEU DE RESPECT JEUNE
EFFRONTE ! "
Maître Oswald partit d'un rire
sonore avant de reprendre subitement, d'un air incroyablement grave.
"Le monde de Rune-midgard
mourra.
- Vous voulez dire, dans
l'absolu ? Comme toute chose meurt ?
- Oui mais pas seulement.
Rune-midgard mourra. Et cela se passera de ton vivant."
Goopil resta silencieux quelques
instants pour digérer l'information, avant de poser sa question :
"Cataclysme ? Guerre ?
- Rien de tout cela.
Rune-midgard mourra, comme tu l'as dit, comme toute chose. Parce qu'elle DOIT
mourir.
- Vieillesse ?
- Plus ou moins, as tu vraiment
compris ?
- Rune-midgard mourra parce que
son heure est venue ?
- EXACTEMENT ! Voilà
l'expression que je cherchais. Son heure est venue.
- Et qu'est ce que ça à voir
avec moi ?"
Maître Oswald sembla chercher
ses mots en faisant grincer ses dents.
"Ma quête. Ma quête a été
d'essayer de comprendre POURQUOI ! Pourquoi et comment une telle chose allait
arriver. Mais il me semble que je n'y arriverais pas, quelque chose me dit que
je deviendrais "noir" (c'était le terme utilisé pour parler de
quelqu'un qui avait fait une "prolongation de l'âme" et qui avait
sombré dans le démoniaque) avant d'avoir trouvé une réponse. Mais je me dis que
peut être, peut être… toi qui a encore de la flamme, tu voudras savoir aussi…
comprendre pourquoi une telle chose va arriver."
Goopil réfléchit un moment avant
de répondre.
"Partagerez-vous les
résultats de vos recherches avec moi ?
- Bien sûr que non.
- Vous m'avez donc, en quelque
sorte, jeté un maléfice."
Maître Oswald sembla attendre
que son apprenti continue. Ce qu'il fit.
"Vous saviez très bien
qu'en m'informant de cette situation, je ne trouverais plus jamais le sommeil,
et que je passerais sans doute ma vie à essayer, d'une manière ou d'une autre,
de répondre à cette question, reprenant le flambeau à votre place.
- Oui."
Goopil sembla outragé.
"N'êtes vous pas déjà
devenu un peu "noir", maître Oswald ?"
Le squelette eut un sourire
malicieux, au sens où l'on pouvait entendre "malicieux" comme
"issu du malin", du démon, révélant toutes ses dents jaunies :
"Peut-être".